L’imam Al Shafi’i, dont le nom complet est Abou Abd Allah Mohammed Ibn Idris Ibn Al ‘Abbas Ibn ‘Othman Ibn Shafi’i, est né en 150 de l’Hégire, l’année de la mort du grand imam Abou Hanifa, dans les alentours de Gaza en Palestine, à l’époque des Abbassides. Il était d’origine Quraychite et sa généalogie se croise avec celle du Prophète (paix et salut sur lui) au niveau de ‘Abd Al Manaf. Il grandit dans une famille pauvre, partageant ainsi les difficultés du peuple, tout en se préservant de ses travers.
Alors qu’il n’était qu’un enfant, sa famille quitta Gaza pour s’installer à la Mecque, où il put parfaire son éducation. Il mémorisa très vite le Coran avant de se concentrer sur les hadiths du Prophète (paix et salut sur lui). A l’âge de dix ans, il accompagna une tribu bédouine dans le désert, les Houhaylites, connu pour la pureté de leur langue et leur grande éloquence. Son séjour prolongé parmi eux lui permit de perfectionner sa maîtrise de la langue arabe et de s’imprégner de leurs coutumes, mêlant ainsi le meilleur de la vie urbaine au meilleur de la vie rurale.
À son retour à la Mecque il put mettre à profit les aptitudes dont Dieu l’avait comblé dans l’étude approfondie du fiqh (droit musulman), qu’il maîtrisa à une vitesse prodigieuse, à tel point qu’il fut très rapidement en mesure d’émettre ses propres avis juridiques (fatawa). Il donnait une importance capitale à l’acquisition de la science, qui devait être, selon lui, impérativement accompagnée de la crainte d’Allah : ‘La valeur de celui qui a étudié le Coran augmente, l’argumentation de celui qui mémorise les hadiths est renforcée, le rang de celui qui maîtrise le fiqh est ennobli, la nature de celui qui s’est instruit en langue est plus sensible, l’opinion de celui qui connaît les mathématiques est judicieuse. Quant à celui qui n’a pas préservé son âme du péché, sa science ne lui a servi à rien‘ !
Le jeune Al Shafi’i entreprit ensuite de se rendre à Médine afin d’assister aux leçons de celui qui était alors connu pour être la plus grande référence de son époque en sciences religieuses, à savoir l’Imam Malik ; dont il prit soin d’étudier et de mémoriser le recueil de hadiths : Al Mouwatta. Dès la première rencontre, l’imam de Médine reconnu en Al Shafi’i les qualités d’un grand homme et lui dit : ‘Crains Dieu, Mohammed, et fuis les péchés. Car tu auras un destin glorieux. Dieu le Très-Haut a illuminé ton cœur, n’éteins pas cette lumière en Lui désobéissant’. Il devint dès lors le disciple privilégié de Malik dont il défendra la doctrine jusqu’à ce que celui-ci meurt en 179 de l’Hégire. Sa soif de connaissance le poussa à entreprendre de nouveaux voyages afin de côtoyer différents courants de pensées et les confronter à ses propres avis. Il décida notamment de se rendre en Irak afin d’étudier la pensée et les méthodes d’Abou Hanifa par l’intermédiaire de son disciple Mohammed Ibn Al Hassan Al Chaybani. Il réunit alors les deux grandes doctrines de l’époque, à savoir le fiqh irakien (école hanafite) et le fiqh du Hijaz (école malikite). Le premier étant essentiellement un fiqh dit d’interprétation, laissant une grande place au raisonnement, et le second, un fiqh de transmission se basant surtout sur les hadiths. Cela lui permit de synthétiser les deux méthodes, privilégiant le recours aux hadiths, tout en laissant une place à l’interprétation, en régulant son utilisation, et en définissant les limites dans lesquelles celle-ci pouvait être utilisée, donnant ainsi naissance à la troisième grande école de pensée musulmane (madhab) : l’école shafi’ite. Cette école a la particularité de s’être constituée en deux temps : en Irak, d’abord, en réponse aux excès d’interprétations de certains étudiants zélés. Puis, elle ne cessera d’évoluer au gré des voyages et des expériences de son fondateur, tant au niveau des avis que de la méthodologie. Dans sa recherche de la vérité, Al Shafi’i n’a donc pas hésité à s’opposer d’abord à ses maîtres lorsqu’il estimait que cela était nécessaire, tout en éprouvant pour eux un profond respect. Il s’est ensuite lui-même remis en question au fur et à mesure de son avancée dans la compréhension des textes, revenant sur ses propres avis lorsqu’il les jugeait inadaptés au nouveau contexte dans lequel il se trouvait, pour aboutir à la fin de sa vie à ce que l’on qualifiera de nouvelle école, alors qu’il se trouvait en Égypte.
Il est intéressant de voir durant ce cours laps de temps à quel point l’évolution de la société a forcé le développement du droit canonique (fiqh). On a vu ainsi apparaître, lors du califat d’Abou Bakr, la première compilation du Coran, alors que sa diffusion officielle ne s’est faite que du temps de ‘Othman, par souci d’harmonisation des lectures. La société se complexifiant de plus en plus, le droit (fiqh) a commencé à y prendre une place primordiale afin d’assurer les bonnes relations sociales, la justice et l’équité. Cependant, les compagnons qui donnaient leurs avis refusaient, par scrupule, de les consigner. À la mort de ces derniers, les imams s’appliquèrent à réunir leurs avis sur les cas qui ne trouvaient de réponse, ni dans le Coran, ni dans la Sounnah. Les disciples d’Abou Hanifa et de Malik furent parmi les premiers à consigner les avis de leurs maîtres accompagnés de leur raisonnement. Et ce n’est qu’à partir d’Al Shafi’i, avec sa Rissala, que l’on a commencé à codifier la méthodologie permettant d’effectuer l’ijtihad (effort d’interprétation), développant ainsi les fondements de la jurisprudence (ousoul al fiqh). Il apparaît aujourd’hui que c’est justement ces choix, faits par de grands hommes, qui ont permis à l’Islam de nous parvenir de façon authentique tant dans la forme que dans le fond. Ces hommes, à l’exemple d’Al Shafi’i ont développé de nouvelles disciplines poussés par la nécessité, et par soucis de préservation de l’esprit de l’Islam. Ils étaient de véritables institutions à eux seuls, capables d’orienter la communauté et de répondre aux questions spécifiques de leurs époques, en prenant en compte le contexte, l’usage et les traditions, sans jamais trahir le message du Prophète (paix et salut sur lui), et balisant la voie pour les générations à venir.