Comme nous l’avons vu le mois précédent, bien qu’ils se réfèrent aux mêmes textes, les savants musulmans ont pu et peuvent parfois diverger quant à leur interprétation ; d’où l’émergence de plusieurs écoles de droit en Islam. Quelle est la nature de ces divergences ? Quelles en sont les sources ? Et quel doit être notre comportement face à elles ?
Allah, le Très Majestueux, dit : ‘Et ne soyez pas comme ceux qui se sont divisés et se sont mis à disputer, après que les preuves leur furent venues, et ceux-là auront un énorme châtiment’ (3;105). Ce verset nous défend d’emprunter la voie des communautés qui nous ont précédées, dans leurs divergences, et leurs disputes qui ont abouties à leurs divisions en sectes, se haïssant, s’excommuniant, et s’entre-tuant les unes les autres : ‘Si Allah avait voulu, ceux [les générations] qui vinrent à leur suite [des prophètes], ne se seraient pas entre-tués, mais ils ont divergé. Certains demeurèrent croyants, et d’autres devinrent incroyants’ (2;253). Il s’agit là, de divergences ayant traits aux bases de la foi, puisque certains demeurèrent croyants et d’autres devinrent incroyants. Ce type de divergence est formellement interdit, puisqu’il conduit à la haine, à la division, à l’épuisement des forces : ‘Et obéissez à Allah et à son Messager et ne vous disputez pas, sinon vous fléchirez et perdrez votre force’ (8;46). Ainsi, Ibn Majah rapporte qu’un jour le Prophète, que le salut et la paix soient sur lui, trouva un groupe de musulmans en train de se quereller au sujet du Destin, il se mit alors dans une grande colère, et les réprimanda (Sahih). Voici donc la divergence qu’il n’admit pas.
Al Nassaï et Abou Daoud, rapportent quant à eux, l’histoire de deux compagnons qui, en voyage ne trouvèrent pas d’eau pour faire leurs ablutions à l’heure de la prière. Ils firent donc les ablutions sèches (al tayyamoum), célébrèrent la prière, et reprirent la route. Ils arrivèrent finalement à un point d’eau, avant que ne soit l’heure de la prochaine prière. L’un des deux hommes fit ses ablutions avec l’eau et reprit sa prière, et l’autre s’abstint arguant qu’il avait déjà prié. De retour devant l’apôtre d’Allah, ils exposèrent leur divergence. A celui des deux qui n’avait pas recommencé la prière, il dit : Tu t’es conformé à la Sounnah et ta prière est valide, et à l’autre, il dit : Tu seras récompensé deux fois. Le Prophète, paix et salut sur lui, ne les a pas blâmés, et leur a garanti à chacun une récompense. Il s’agit là, d’un désaccord sur un sujet secondaire, ne conduisant pas à la division et à la haine. Ce type de divergence est donc permis, et c’est celui-là qui est à l’origine des différences entre les écoles.
A l’origine de ces divergences, il y a d’abord la nature de la langue arabe. L’usage de l’impératif (amr) dans certains hadiths fait ainsi l’objet de débat. S’agit-il d’une obligation ou d’une recommandation ? Oum Attiya confirme ce double usage de l’impératif, lorsqu’elle dit : On nous avait interdit de suivre les cortèges funèbres mais l’interdiction n’était pas formelle (Boukhari & Mouslim). Parfois c’est un mot qui fait l’objet d’une divergence. Par exemple, l’Imam Al Shafii considère que le simple contact physique, voulu ou non, entre un homme et une femme, annule leur état d’ablution. Il s’appuie sur le sixième verset de la sourate Al Maïdah, qui cite effectivement le fait de toucher (massa) une personne de sexe opposé, parmi les actes qui invalident les ablutions. Or que signifie ici le verbe « toucher » ? Est-ce là le simple contact physique, comme le fait de toucher la main de sa femme, ou d’embrasser sa mère, par exemple, ou s’agit-il plutôt du rapport conjugal, et comme le suggèrent les autres imams ? Comment trancher ? En recherchant d’autres textes qui appuieront l’un ou l’autre des avis.
Cela nous conduit, à la deuxième source de divergence qu’est l’ignorance d’un texte. En effet, les compagnons se sont dispersés à travers le globe, après la mort du Prophète, chacun emportant avec eux des hadiths qu’ignoraient les autres. Par exemple, lorsqu’Omar se rendait vers une ville où sévissait la peste et qu’il en fut avisé, il voulut rebrousser chemin. Abou Oubayda s’étonna et demanda au Calife s’il fuyait sa destinée, ce à quoi ce dernier répondit : Je ne fuis ma destinée que pour ma destinée. Arriva Abd al Rahman ibn ‘Awf, porteur d’un hadith, appuyant le jugement d’Omar, et interdisant de sortir d’une contrée ou de s’y rendre lorsque l’épidémie y est répandue [Boukhari & Mouslim]. Omar et Abou Oubaydah ignoraient ce hadith. Ainsi certains imams ont mis la main sur des textes, qui ne parvinrent pas à d’autres.
Parfois il y a pu avoir divergence sur le degré d’authenticité de la chaîne de transmission, car, au-delà de règles communes, les critères d’authentification du hadith varient d’un spécialiste à l’autre. Cependant, cela ne concerne qu’un nombre négligeable de textes. La divergence peut aussi porter sur le caractère abrogé ou non d’une prescription.
Si ce second type de désaccord est parfaitement admis par l’Islam, il requiert néanmoins l’adoption d’une éthique. En effet, chacun peut adopter l’avis qu’on lui a présenté comme étant le plus juste, mais il ne peut en aucun cas ni dénigrer celui qui a adopté un autre avis que le sien, ni se fâcher avec lui, puisqu’il s’agit là d’un sujet secondaire, et que la fraternité et l’harmonie entre les croyants constitue un fondement de la foi. Rien n’interdit aux adeptes de deux avis divergents de débattre entre eux, à condition de respecter les règles de bienséance qu’impose l’Islam.
Ainsi l’Imam Ahmad jugeait que le saignement de nez annulait les ablutions et donc la prière, mais lorsqu’on lui demanda s’il était permis de prier derrière celui qui adoptait l’avis opposé, il répondit : Et comment ne prierais-je donc pas derrière Saïd Ibn Al Moussayyib, qui était l’un des grands savants de cette époque.
Ibn Tayymiya dit également que l’on doit respecter l’avis prédominant dans une contrée pour éviter de faire ce qui pourrait être pris pour de la provocation. A ce propos, on rapporte que l’Imam Al Shafii, lorsqu’il dirigea la prière à Bagdad, s’abstint de faire l’invocation de Qounout après la prière de Sobh. Pourtant il la considérait comme une Sounnah. Mais il savait qu’elle était proscrite chez les disciples d’Abou Hanifa qui composaient la majorité des habitants de Bagdad à cette époque.