L’Imam Abou Hanifa, d’ascendance persane, est né en l’an 80 de l’Hégire en Iraq, dans la ville de Koufa. Il est issu d’une famille de commerçants aisés, et sera lui-même dans sa jeunesse un habile marchand, s’assurant ainsi un niveau de vie confortable.
L’Iraq était à l’époque un véritable carrefour de cultures, où les différentes communautés vivaient en bonne entente au sein de l’état musulman, ce qui ne les empêchait pas de débattre régulièrement et d’échanger leurs opinions. Ce mélange de cultures et de civilisations (persane, syriaque, grecque, etc.) eut entre autres résultats l’intrusion de croyances et d’idées d’origine païenne dans les propos et les esprits de certains musulmans ; ceci favorisant l’apparition de groupes déviants dont la foi s’éloignait de celle du Prophète (paix et salut sur lui) et de ses compagnons. C’est dans ce contexte que le jeune Abou Hanifa commença à fréquenter les cercles de savants, et à débattre vigoureusement autour de la croyance en Islam, sans pour autant négliger ses activités commerciales auxquelles il donnait jusqu’alors la priorité. Il avait pourtant une intelligence et une vivacité d’esprit étonnante, tant et si bien qu’il ne tarda pas à se faire remarquer, notamment par Al Cha’bi qui lui conseilla vivement d’accorder plus de temps à la fréquentation des savants étant donné ‘l’éveil et le dynamisme’ dont il faisait preuve. Il passa alors minutieusement en revue les différents domaines de la science qui s’offraient à lui avant de se tourner pleinement vers le fiqh (droit) qui était, selon lui, la discipline la plus utile, sans laquelle on ne pouvait atteindre une observation correcte des devoirs religieux et du culte.
Abou Hanifa devint alors l’élève assidu de Hammad Ibn Abi Soulayman, grand faqih de Basra, auprès duquel il puisa l’essentiel de ses connaissances. Sa soif de science et de compréhension le poussa également à entreprendre divers voyages pour aller à la rencontre des grands savants de son époque, de toutes tendances confondues afin de s’abreuver de leur savoir. Il fréquenta ainsi de grands imams chiites tels que Zayd Ibn ‘Ali, ou encore Ja’far Al Sadiq, même si le seul point commun qu’il garda avec eux fut son immense amour pour la famille du Prophète (paix et salut sur lui). Il fréquenta également de nombreux spécialistes du hadith, mais il se concentra particulièrement à faire la synthèse des avis des compagnons dans le domaine du fiqh. Il recueillit ainsi la science de ‘Omar et de son fils grâce à Nafi’, l’élève de ce dernier. Il put réunir la science d’Ibn Mas’oud et celle de ‘Ali grâce à l’école de Koufa, et la science d’Ibn ‘Abbas grâce aux suivants (tabi’oun) qu’il rencontra à la Mecque. Pour lui, celui qui recherche les hadiths sans pratiquer le fiqh est comme le pharmacien qui prépare les médicaments sans savoir quel mal il va soigner, jusqu’à ce qu’arrive le médecin. De même, celui qui recherche les hadiths ne peut connaître leur utilité sans le faqih.
Il était âgé de quarante ans lorsque son maître Hammad décéda, et ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il commença à tenir ses propres séances d’enseignement. Il avait alors atteint l’âge de la maturité, combinant une compréhension profonde de la religion à une connaissance parfaite des réalités humaines. En effet, Abou Hanifa ne délaissa jamais totalement ses affaires, dans lesquelles il était souvent comparé à Abou Bakr en raison de sa totale probité. Cela lui permit non seulement de subvenir à ses besoins mais également d’être parfaitement au fait des réalités quotidiennes et du contexte dans lequel vivaient ses contemporains. De plus, il ne s’en tenait pas au sens apparent des faits et des textes, mais recherchait inlassablement leurs raisons d’être et leurs enjeux, ce qui l’amena à devenir l’un des plus grand faqih de son époque.
Son enseignement se faisait plus sous la forme d’un débat que d’un discours, encourageant ainsi l’ensemble de l’assistance à fournir un effort intellectuel tout en les initiant à la pratique de l’ijtihad, à une époque où cela était devenu incontournable. En effet, après plus d’un siècle d’expansion de l’empire musulman, les situations nouvelles qui ne trouvaient pas de réponses directes, ni dans le Coran, ni dans la Sounnah, ni dans les avis connus des compagnons se multipliaient et posaient des questions auxquelles les juristes étaient obligés de répondre. Abou Hanifa devint rapidement l’une des plus grandes références de son époque dans ce domaine, s’attirant le respect et l’admiration de ses contemporains. Abdallah Ibn Al Moubarak, pour ne citer que lui, l’a décrit comme étant l’essence même de la science. C’est ainsi que naquit autour de lui le premier grand courant de pensée structuré du droit musulman : l’école hanafite.
Son influence devenant grandissante, Abou Hanifa commença à se faire remarquer du pouvoir Omeyyade puis des Abbassides qui leur succédèrent. Chacune de ces dynasties tenta d’obtenir le soutien du savant afin de donner au peuple un semblant de légitimité à leur pouvoir et à leurs décisions, aussi injustes soient-elles. Cependant, Abou Hanifa qui n’approuvait pas leur façon de gouverner par la violence, déclina leur demande. Il fut roué de coups par les premiers et fut interdit de séances par les seconds qui l’envoyèrent même en prison, où il finira ses jours !
L’étude de la vie de l’imam Abou Hanifa et de son époque est particulièrement intéressante pour comprendre le contexte dans lequel se sont développées les différentes écoles juridiques, et les origines des divergences d’opinions dans les sujets secondaires (fourou’) en Islam, afin de pouvoir mieux les appréhender, et les accepter, en en faisant ainsi une source de richesse et non plus de discorde. L’aspect historique de sa vie met également en évidence la constante volonté de récupération à des fins politiques du fait religieux, et l’instrumentalisation des divergences en vue de renforcer le pouvoir de certains. L’ignorance qui règne aujourd’hui au sein de la communauté musulmane nous empêche malheureusement de tirer des leçons de l’histoire et nous fait tomber sans cesse dans les mêmes pièges, poussant les peuples à se diviser, et aboutissant à des situations de désordre telles qu’on les connaît aujourd’hui.
À partir du livre Abou Hanifa de Mohamed Abou Zahra