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- 19. Jumādā al-Ūlā 1446

Moutarrif Ibn Abdoullah Ibn Chikhir


Retenue et prudence en période trouble

La plupart des observateurs éclairés affirment que le monde musulman connaît aujourd’hui l’une des plus grande fitna de son histoire. La fitna étant une situation de profonde confusion, dans laquelle il est difficile de distinguer le vrai du faux et le bien du mal. De la fitna naît le trouble, la discorde et le désordre. Il est alors bon de rechercher dans l’histoire des situations analogues, desquelles tirer des enseignements et des exemples à suivre à travers la vie et les attitudes de nos pieux prédécesseurs. Parmi eux, Moutarrif Ibn Abdoullah Ibn Chikhir.

Moutarrif était un tabi’i (de la génération succédant à celle des compagnons), fils d’un compagnon. Né l’année de Badr, ou celle de Ouhoud, il n’a lui-même jamais vu le Prophète (paix et salut sur lui). Moutarrif fut l’élève de grands compagnons, comme ’Ali, ’Aïcha, ’Othman, Abou Dhar et d’autres. C’est certainement ‘Imran Ibn Houssein duquel il apprit finalement le plus. Il a également côtoyé Al Hassan Al Basri et Qatada parmi les grands tabi’i.

Al Dhahabi l’a décrit comme un Imam, et Ibn Sa’d dit de lui qu’il était : une référence, un homme intelligent, bien élevé, scrupuleux dans sa pratique et ayant pris son savoir de sources sûres.

Al Boukhari, Mouslim et les auteurs des sounan et des masanid rapportent de lui de nombreux hadiths.

Il était un homme proche de Dieu et exaucé. Ibn Jarir raconte qu’un jour un homme, qui ne pouvait contenir sa jalousie à son égard, l’accusa à tord d’un crime qu’il n’avait pas commis. Moutarrif implora immédiatement l’aide de Dieu. L’homme tomba au même instant. On accusa alors Moutarrif d’être responsable de cet accident, ce dont il se défendit en disant que son invocation avait simplement coïncidé avec le terme que Dieu avait décidé pour cet homme.

Moutarrif était un exemple pour les gens. Le jour où il perdit son fils, les gens lui reprochèrent le fait de s’être habillé de façon élégante et de ne pas manifester ostensiblement son chagrin. Moutarrif répliqua : pourquoi donc ne serai-je pas serein tandis que Dieu m’a promis trois compensations pour le malheur qui me touche, chacune d’entre elles valant plus pour moi que tous les biens du bas-monde ? En effet, Dieu dit : fais la bonne annonce aux endurants, qui disent, quand un malheur les atteint: “Certes nous sommes à Dieu, et c’est à Lui que nous retournerons”. Ceux-là reçoivent des bénédictions de leur Seigneur, ainsi que la miséricorde ; et ceux-là sont les biens guidés [2;155-157].

On rapporte de lui de nombreuses paroles de sagesse faisant état de la profondeur de son savoir. C’est lui qui dit un jour : me réveiller à sobh triste de ne pas avoir fait mes prières nocturnes m’est préférable au fait de me lever imbu de moi-même et présomptueux du fait de quelques prières accomplies. Ne réussira pas celui qui est imbu de sa personne. 

Son refus de prendre part au soulèvement

Ahmad rapporte de Mohammad Ibn Sirin qu’à l’époque des grandes fitnas, sur dix mille compagnons encore en vie, seuls cent y ont pris part, les autres préférant s’abstenir, s’attachant ainsi aux conseils du Prophète (paix et salut sur lui) : ‘Il y aura des moments de troubles (fitan) durant lesquels celui qui restera chez lui sera meilleur que celui qui se lèvera…’ ou encore, ‘il y aura un temps où la meilleure des choses pour le croyant sera de fuir avec sa religion au sommet d’une montagne’ [Al Boukhari].

D’après Al Boukhari et Mouslim, des gens ont reproché au compagnon ‘Abdallah Ibn ‘Omar de ne pas s’impliquer dans le conflit entre Ibn Zoubayr et Al Hajjaj en lui demandant ce qui le retenait. Il a répondu qu’Allah lui a interdit d’attenter à la vie de ses frères. Ils ont alors polémiqué avec lui en citant le verset qui ordonne au Prophète (paix et salut sur lui) et à ses compagnons de riposter à leurs ennemis et de ne pas relâcher la pression jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’association et que la religion soit entièrement à Dieu [2;193]. Il répondit que lui et les compagnons s’étaient en effet battus dans le passé pour éradiquer la fitna, tandis que selon lui, ceux qui combattaient aujourd’hui ne faisaient que la propager, pour que la religion soit à un autre qu’Allah.

Moutarrif s’est largement inspiré du comportement de ces compagnons. Aussi, à l’époque du cruel gouverneur Al Hajjaj Ibn Youssouf, une majorité de grands savants et de personnes pieuses s’est soulevée contre lui dans une tentative de révolution. Moutarrif et Al Hassan Al Basri choisirent quant à eux de ne pas prendre part à ce mouvement.

Une fois, un groupe de dissidents kharijites vint prendre à partie Moutarrif au sujet de sa non-implication dans le conflit. Moutarrif répondit : si j’avais deux âmes, peut-être vous suivrais-je avec l’une d’entre elles et laisserais l’autre en retrait (…) mais je n’ai qu’une âme et ne souhaite pas l’engager dans cette voie.

Cette position de Moutarrif ne peut absolument pas être assimilée à de la lâcheté. Moutarrif a simplement constaté que tous les insurgés ne partageaient pas le même objectif noble d’établir un gouvernement plus juste, ni les mêmes principes et valeurs. Il y avait parmi eux le pieux et le pervers, le savant et l’ignorant, le juste et l’injuste.

Il est donc essentiel en période de troubles de vérifier ses sources d’information, et de ne pas se précipiter dans un conflit opaque, dont les motivations demeurent obscures, et dont on ignore les tenants et les aboutissants. ‘Celui qui se bat sous un étendard flou, par passion ou esprit tribal, tout en appelant à l’esprit de clan et meurt durant son combat, meurt dans un état de jahiliyya (comme s’il n’était pas musulman)’ [Mouslim].

Moutarrif opta pour l’obéissance au despote de son époque dans ce qui ne constituait pas une désobéissance à Allah. Cela ne signifie pas qu’il acceptait l’injustice ou s’en réjouissait. Il n’incitait jamais à l’insurrection, mais optait plutôt pour la voie pacifique, celle de la réforme du peuple, car souvent les gens ont les gouverneurs qu’ils méritent.

Cette position de résistance pacifique se retrouve dans l’avis de ‘Othman lorsque -durant son Califat – il autorisa les gens à prier derrière un imam du groupe rebelle, bien que celui-ci contestait son pouvoir ô combien légitime et juste. Ibn ‘Omar ne s’interdisait pas non plus de prier derrière un khariji, et même derrière le despote criminel, Al Hajjaj, car le fait de prier derrière une personne injuste n’annule pas la prière si sa croyance est avérée, tant que les conditions pratiques de la prière sont respectées.

Le Prophète r a même interdit de se rebeller contre le gouverneur injuste, tant que ce dernier accomplit ses obligations religieuses. Mais cette interdiction est levée dès lors qu’il affiche clairement sa désobéissance et sa perversion. Cela ne doit pas nous empêcher de détester ses agissements, de dénoncer le mal, même publiquement, par des méthodes non-violentes, comme nous l’avons vu dans notre article sur Al ‘Izz Al Din Ibn Abd Al Salam.


Rubrique: Biographies, Histoire