Nous avons eu l’occasion, dans de précédents articles, de traiter des débuts du grand mouvement de réforme initié à la fin du 19ème siècle par Jamal Al Din Al Afghani et Mohammed ‘Abdou. Dans la continuité directe de ces deux imams, nous allons traiter cette fois de l’œuvre de Rachid Rida.
Rachid Rida est né à Qalamoun, dans l’actuel Liban, en 1865. Il débuta ses études islamiques à l’école Rachidiyya de Tripoli, où il reçut un enseignement classique en sciences religieuses et en langue arabe. Il se rendit ensuite à Beyrouth pour y intégrer l’École Islamique Nationale afin de parfaire ses connaissances. Il y étudia auprès de Houssein Al Jisr qui était un homme ouvert et fin observateur des réalités de son époque. En plus de dispenser un enseignement théorique traditionnel, Al Jisr prenait soin de discuter de l’actualité et de ses enjeux afin d’en comprendre les tenants et les aboutissants, et de faire de ses élèves des observateurs éclairés maîtrisant à la fois les textes et le contexte. Cette méthode a énormément influencé Rachid Rida et a éveillé son intelligence aux problèmes concrets de son époque, dans le monde musulman et en dehors de celui-ci.
Dans le même temps, il découvrit les articles publiés par Al Afghani et Mohammed ‘Abdou et fut très impressionné par leurs idées de réforme. C’est donc en toute logique qu’il profita de l’exil de ‘Abdou au Liban pour assister à ses cours pendant près de cinq ans. Lorsque ‘Abdou fut autorisé à rentrer en Égypte, Rida décida alors de tout quitter pour le suivre et s’engager à ses côtés dans la prédication.
Sous l’impulsion de Rida, l’élève et le professeur vont entreprendre la création d’une nouvelle revue, Al Manar (le phare) afin de diffuser leur pensée réformiste dans l’ensemble du monde musulman et présenter l’islam d’une façon authentique sous un jour nouveau, moderne, attrayant et respectable.
La proximité des deux hommes et le succès grandissant de leur revue attisa les jalousies et suscita de nombreuses critiques. Mais cela n’affecta en rien Rida qui était un homme déterminé et endurant, ne se souciant pas des obstacles qu’il pouvait rencontrer. Au contraire, il redoublait d’effort pour atteindre ses objectifs, sans jamais tomber dans le fatalisme ou le découragement. Ainsi, à la mort de Mohammed ‘Abdou, en 1905, il poursuivit et développa ses idées, tout en continuant la publication d’Al Manar, et ce pendant trente ans. Durant tout ce temps il reprit l’exégèse coranique qu’avait entamé ‘Abdou en tentant de faire le lien entre les sagesses coraniques intemporelles et les enjeux de l’époque contemporaine.
Dans la lignée de ‘Abdou, Rachid Rida mena un combat acharné contre l’imitation aveugle et irréfléchie (taqlid) : Je suis un adversaire de l’imitation servile [aussi bien] en religion qu’en ce qui concerne les choses de ce monde. Le monde musulman qui souffrait alors déjà d’un manque total d’originalité, tant au niveau spirituel que temporel, peinait à trouver un souffle nouveau, tandis qu’une partie des nations d’Europe occidentale entamait leur révolution industrielle. Ainsi, alors que certains restaient désespérément englués dans un conservatisme borné, d’autres à l’inverse cherchaient à imiter à tout-va les nouveaux modèles de société venus du Nord. Cela poussa certains à remettre en cause tout ou parties des enseignements islamiques, allant même parfois jusqu’à reprendre les accusations selon lesquelles la religion de Dieu serait la cause du sous-développement et du retard des pays musulmans.
Le Cheikh Rida s’inscrit donc dans une voie médiane, celle du réformisme visant à protéger les fondements de l’Islam, tout en prenant en compte les évolutions et les progrès réalisés par les sociétés modernes dans leurs mise en application. Il démontra que l’Islam authentique était tout à fait compatible avec le progrès et l’innovation. Selon lui, c’était au contraire l’éloignement de la religion qui plongeait les pays musulmans dans l’obscurantisme, et le salut ne pouvait donc provenir que d’un retour à l’Islam des origines, non pas dans sa forme mais essentiellement dans l’esprit.
Dans le même temps, il critiquait sévèrement l’attitude passive des savants et des institutions religieuses telle qu’Al Azhar dont il considérait que l’enseignement avait été totalement dévoyé. Tout comme ‘Abdou, il militait pour une réforme profonde de l’éducation et encourageait le retour à un ijtihad actif répondant aux problématiques de son époque.
Il formulait également de sévères critiques à l’encontre de sectes soufies déviantes, qui s’adonnaient à toutes sortes de transgressions et propageaient des pratiques répréhensibles sous couvert de religion, trahissant totalement la voie des premiers maîtres spirituels dont se réclamait Rida.
Rachid Rida œuvrait sur tous les fronts, il débordait d’énergie et semblait infatigable. Aussi, pour atteindre ses objectifs, il décida de pousser son engagement au-delà de la simple réflexion entamée par Al Afghani et ‘Abdou, et élabora une véritable stratégie politique en envisageant pour la première fois la création d’un parti. Il défendait l’idée d’une restauration du Khalifa sur le modèle de celui des premiers khalifes. Ceux-ci avaient été pour lui les pionniers dans l’instauration des bases de l’état moderne, notamment avec ‘Omar Ibn Al Khattab dont les nombreuses innovations au niveau de l’organisation étatique conservent toute leur modernité.
Comme tout vrai réformateur Rachid Rida a rencontré énormément d’obstacles et d’opposition mais ne s’est jamais découragé. Il était doté d’une endurance et d’une détermination qui lui ont permis d’aller au bout de ses convictions malgré l’acharnement de ses ennemis. Il est à noter cependant que son projet de réforme visait en réalité les classes les plus cultivées et les plus instruites de la population. De ce fait, son discours n’a jamais eu l’effet souhaité chez la masse, ce qui, malgré tous ses efforts, limita fortement l’impact de son œuvre, du moins de son vivant.
Son optimisme et son enthousiasme ont été et demeurent une vraie source d’inspiration pour toute personne désirant œuvrer pour le bien de l’humanité. Rachid Rida était un savant moujtahid, digne de l’héritage scientifique musulman accumulé à travers les siècles. Il n’était pas pour autant figé dans le passé, et a lui-même contribué à enrichir cet héritage par son immense production. C’était un homme équilibré, ouvert sur le monde et résolument tourné vers le progrès, qui savait mêler la réflexion à l’action et la tradition à la modernité.
Nous terminerons enfin, en évoquant que Rachid Rida n’a pas pu mener à terme son travail d’exégèse entamé dans la revue Al Manar. Le dernier verset commenté dans la revue était le verset 101 de la sourate Youssouf : « Ô mon Seigneur, Tu m’as donné du pouvoir et m’as enseigné l’interprétation des rêves. [C'est Toi Le] Créateur des cieux et de la terre, Tu es mon maître, ici-bas et dans l’au-delà. Fais-moi mourir en parfaite soumission et fait moi rejoindre les vertueux« . Nous espérons que cela soit un bon présage sur l’acceptation de l’ oeuvre du cheikh. Qu’Allah lui fasse miséricorde !