8:20 - Jeudi 21 novembre, 2024

- 19. Jumādā al-Ūlā 1446

UNE VRAIE REMISE EN QUESTION


Une célèbre parole d’Omar Ibn Al Khattab (Dieu l’agrée) dit : Jugez-vous avant d’être jugés. Dans le cheminement spirituel d’un croyant, l’examen de conscience (mouhas-saba) est primordial. Premier jalon sur le chemin de la repentance, cette remise en question nous permet de rectifier nos erreurs, d’éprouver la sincérité de notre adoration et d’éviter ainsi à notre âme de s’oublier dans l’insouciance (ghafla) ou de se perdre dans le contentement de soi (‘oujb). Cette mouhassaba doit être quotidienne : Ô vous qui avez cru craignez Dieu et que chaque âme regarde bien ce qu’elle a préparé pour demain. Et craignez Dieu. Il est parfaitement informé de ce que vous faites [59;18]. D’aucuns comme le calife ‘Omar, connu pour son scrupule, se demandent compte à chaque instant et dans les moindres détails. On rapporte d’ailleurs de lui qu’il dit un jour du temps de son califat : Si un berger venait à perdre un mouton au bord du Nil ou de l’Euphrate, alors j’aurai peur que Dieu ne m’en demande compte pour ne pas l’avoir gardé[Al Tabarani]. D’autres comme nous, moins attentifs au rappel d’Allah, oscillent entre insouciance et prise de conscience. Toutefois, quel que soit le degré de notre foi, aucun croyant ayant une once de sincérité dans le cœur ne saurait rester des mois, des années voire toute une vie sans se remettre en question et s’interroger sur la sincérité de son engagement vis-à-vis du Très Haut. Ce besoin de se demander des comptes est inhérent à la foi au Jour Dernier et vient spontanément avec les épreuves de la vie.

Un renouveau qui se fait attendre

Ceci étant, il existe une autre remise en cause bien plus difficile et moins évidente mais toute aussi importante que nous négligeons depuis des décennies voire depuis des siècles : il s’agit de l’examen de conscience collectif. En effet, nous voyons aujourd’hui un monde musulman traversé par de multiples crises et qui peine à trouver des solutions qui puissent améliorer durablement sa situation. Nul doute qu’il existe dans la communauté de l’Islam, des hommes et des femmes, des savants, des penseurs, des gens de bien qui chaque jour apportent leur pierre à l’édifice afin de voir enfin se concrétiser la nahda (renaissance) tant attendue par le monde musulman. S’il est vrai que les processus de changement dans une société sont longs et complexes, il n’en demeure pas moins que toutes les tentatives (et elles ne datent pas d’hier) de renouveau (tajdid) -diront certains- ou de réforme (islah) -diront d’autres- sont dans l’impasse.

Un passé sacralisé

Mais pour qu’une remise en question au niveau communautaire soit possible – mais surtout constructive car trop souvent superficielle – il nous faut déjà revenir sur notre histoire et plus précisément sur notre rapport au passé. Nous sommes tous tributaires du passé. Ce que nous vivons, ce que nous pensons, dépend en grande partie de ce qui s’est passé avant nous. Les versets du Coran appelant à méditer l’histoire et le devenir des communautés et des civilisations nous ayant précédé abondent. Revenir sur le passé permet, à la fois de prendre pour modèle ce qui s’est fait de mieux, et à la fois de garder une distance critique avec ce qui s’est fait de pire et ce afin de ne pas reproduire les mêmes erreurs. L’Histoire n’est pas du Coran. Pourtant, il nous arrive à nous musulmans de sacraliser notre histoire. Mener une réflexion critique sur celle-ci est souvent perçu comme un manque de foi ou pire comme un dénigrement de la religion. Comme si l’Histoire était une révélation au même titre que le Coran et la Sounnah ! Ce rapport au passé nous met dans un état psychologique très dangereux : entre un passé idéalisé entonné des macha Allah et une époque de crise(s) profonde(s), nous ne pouvons que nous mépriser- « nous, on n’a pas compris le din » « on n’est pas sincère » – et sous-estimer le potentiel extraordinaire de notre religion, nous condamnant à devenir des spectateurs attristés et dubitatifs plutôt que de véritables serviteurs de Dieu, acteurs du changement et sujets de leur histoire.

Nous ne sommes plus la meilleure des communautés

Il arrive même parfois que nous citions des versets à tort et à travers, galvaudés comme des slogans. Il en va ainsi par exemple du verset « vous êtes la meilleure des communautés suscitée parmi les hommes, vous ordonnez le bien, interdisez le mal et croyez en Allah » [3;110]. Les savants de l’Islam ont bien expliqué que le qualificatif « de meilleure communauté » est mérité, comme indiqué dans le verset, à la condition que l’on ordonne le bien, interdise le mal, le tout en ayant foi en Dieu. Pourtant ce verset est souvent cité sans que nous nous interrogions sur notre état et sur ce que nous apportons réellement à l’Humanité. Comme si le simple fait de croire en Allah suffisait à faire de nous les meilleurs. Comme si nous nous consolions de notre faiblesse en nous disant : « nous sommes mal en point dans tous les domaines mais au moins, pour Allah, nous sommes les meilleurs ! ». Notre fierté d’être musulmans ne doit jamais nous interdire l’autocritique ou nous amener à nous penser en meilleure communauté de facto. Allah –Glorifié soit-Il- n’a que faire des slogans. Nous devons au contraire avoir l’humilité de reconnaître que nous ne sommes plus la meilleure des communautés et qu’il nous faudra beaucoup de travail et de sincérité pour le devenir de nouveau.

Avoir foi en l’avenir

Le Prophète (paix et salut sur lui) dit : La meilleure des générations est la mienne puis celle qui suit puis celle qui suit, nous informant des trois générations les plus méritantes de sa communauté (salaf salih) : ses compagnons (sahaba) puis, leurs disciples (tabi’oun) puis, les disciples de ces derniers (tabi’ou-tabi’ine). Le Messager (paix et salut sur lui) nous dit par ailleurs à propos de ses compagnons quesi l’un de nous dépensait (en aumône) l’équivalent en or (du mont) Ouhoud, cela n’égalerait pas un mud de leur aumône (quantité donné avec les deux mains jointes), ni même la moitié [Al Boukhari]. Il est bien évident que celui qui met les premiers coups de pioche et redonne vie à une terre aride est plus méritant que celui qui vient la cultiver par la suite. Toutefois, nous ne devons pas comprendre ce hadith comme indiquant que chaque génération sera forcément moins bonne que la précédente, auquel cas nous nous enfermons dans le fatalisme - « tout ceci est écrit ! », « c’est la fin des temps ! » - impuissants devant la décadence et fuyant nos responsabilités. Nous devons plutôt avoir foi en l’avenir et avoir même l’audace de nous dire que nous pouvons, si Allah le veut, faire mieux que ceux qui nous ont précédé : « Ma communauté est semblable à la pluie, dit le Prophète : on ne sait dire quoi du début ou de la fin en sera le mieux [Ahmad, Al Tirmidhi, et d’autres]. Mais tout cela commence d’abord par un examen de conscience.

Un nouveau regard

Mais alors comment enclencher cette rétrospective ? Un début de réponse serait peut-être de commencer par changer le regard que nous portons sur nous-mêmes. Revenant sur la période coloniale de l’Algérie, Malek Bennabi a écrit : nous avons été colonisés car nous étions colonisables. Au-delà de l’idée sous-jacente à cette formule, que chacun est libre d’apprécier ou pas, ce qui est intéressant est surtout la méthode employée par son auteur : rechercher, au-delà des faits historiques et des apparences, les causes profondes de notre faiblesse. Le colonisé renvoie à l’injustice réelle subie par un peuple à un moment donné de l’Histoire. Le colonisable renvoie à nos propres injustices qui expliquent notre faiblesse. Certains musulmans balayent tout ceci d’un revers de main en s’exclamant : nous ne sommes pas sincères dans notre adoration. Voilà la cause ! Puis de citer de manière péremptoire le verset : Dieu ne change pas l’état d’un peuple sans qu’il ne change ce qu’il y a en lui-même [13;11]. S’il est vrai que la faille est avant tout spirituelle, nous pouvons objecter à cela que l’âge d’or de l’Islam est plein de femmes et hommes de valeur, de savants et même de héros du genre humain mais il comporte aussi son lot de pervers, de despotes, de personnes médiocres ou tout simplement d’êtres humains, ni meilleurs, ni plus mauvais que nous. La réflexion qui nous incombe n’est donc pas simple. Elle demande beaucoup de compétences mais aussi de courage car elle bouscule notre présomption d’être les meilleurs. Mais Allah ne donne pas de valeur aux prétentions et ne reconnait qu’une chose : la parole de vérité.


Rubrique: Se réformer